Les internautes turcs y sont désormais habitués : comme souvent, le lundi 6 avril, les autorités du pays ont bloqué Youtube, Twitter et Facebook. En cause, la diffusion d’une photographie présentant le procureur tué Mehmet Selim Kiraz, avec un pistolet sur la tempe.
L’image du procureur assassiné prise lors de la prise d’otage du 31 mars au Palais de Justice d’Istanbul, avait de quoi faire polémique. D’abord pour des raisons d’éthique journalistique, l’image ayant été publiée dans plusieurs médias turcs. Ensuite, parce qu’elle plaçait aussi le gouvernement dans une position délicate. Des médias d’opposition au régime islamo-conservateur ayant critiqué via cette photo les failles sécuritaires du pouvoir en place. D’autres quant à eux l’ont utilisé en insistant sur les points qui selon eux, restaient à éclaircir dans cette affaire. Pour rappel, les auteurs de cette attaque attribuée au DHKP-C, un groupe d’extrême gauche turc, demandaient des explications sur la mort de Berkin Elvan. Le garçon de 15 ans est décédé le 11 mars 2014 après un an de coma des suites de ses blessures provoquées par une grenade lacrymogène lancée par la police lors des émeutes de Gezi en mai 2013. Le procureur était en charge de cette affaire.
La photographie du procureur avait alors très vite circulée sur les réseaux sociaux quelques jours après son assassinat, avant que le Premier ministre turc ordonne temporairement le blocage de ces sites. Pendant quelques heures, les internautes ont donc été dans l’impossibilité d’accéder aux réseaux sociaux, avant que les autorités ne décident de lever l’interdiction après le retrait des photographies. Dans la soirée, le parquet d’Istanbul a ouvert une enquête contre les quotidiens Hürriyet, Cumhuriyet, Posta et Bugün. Les quotidiens sont soupçonnés de « propagande de terrorisme » pour avoir publié l’image sur laquelle apparaît le sigle du DHKP-C, l’organisation classée terroriste en Turquie.
De manière générale, les médias turcs sont souvent soumis à des interdictions de couverture. En janvier dernier, après l’attaque survenue dans les locaux du journal satirique Charlie Hebdo, près de 166 liens d’articles en lien avec la Une du 14 janvier, avaient été retirés des réseaux sociaux. La page Wikipédia du prophète Mahomet avait aussi été censurée, d’après une source proche du dossier.
Les internautes, nouveaux témoins de l’information
Malgré la censure opérée lundi 6 avril, près de trois millions de tweets ont quand même été postés, précisait sur son site le quotidien de référence turc Hürriyet. Dès l’annonce du blocage, toutes les combines circulaient pour continuer d’accéder aux sites bloqués sur la toile. De l’utilisation d’un réseau VPN, à celle du navigateur Tor, les internautes ont usé de toutes les techniques pour accéder aux sites censurés au moment du blocage. Pour ces utilisateurs, contourner la censure devient un jeu d’enfant. À l’aide de ces outils, certains d’entre eux se chargent parfois de couvrir en direct l’information via leur compte Twitter à défaut de ne pas être informé lorsque certains événements graves se produisent.
Des événements graves à l’exemple de la prise d’otage du Palais de justice d’Istanbul. Les chaînes d’information en continu n’avaient alors pas pu assurer la couverture de l’événement après une décision de l’organisme de contrôle d’audiovisuel d’interdire la retranscription d’images en lien avec la prise d’otage.
En parallèle sur Twitter, l’information a été relayée pendant plusieurs heures, les citoyens devenant ainsi témoins de l’information. Une couverture médiatique parallèle s’est peu à peu mise en place sur la toile. « On ne pouvait pas s’attendre à ce que les journalistes puissent assister aux échanges de tirs en direct au Palais de justice, c’est tout à fait normal. Ce qui ne l’est pas, c’est que les médias turcs n’ont pas eu la possibilité de couvrir l’événement » précise Erol Önderoglü, représentant du bureau de Reporters Sans Frontières en Turquie.
Le journaliste a également observé que très vite, l’information s’est développée sur les réseaux sociaux, qu’il décrit comme « un terrain assez vaste ». Un terrain sur lequel les journalistes des médias turcs essayaient tant bien que mal « d’observer et d’informer dans la mesure du possible» au moment des faits.
Même si rapidement, beaucoup de rumeurs ont fait le tour de la toile, « des informations non vérifiées ni confirmées se sont inscrits dans cette couverture médiatique » déplore-t-il. « D’abord on a entendu dire que le procureur n’était pas atteint, qu’il avait juste perdu connaissance, ensuite qu’il était légèrement blessé, puis qu’il avait pris trois balles dans la tête. Peu de temps après, il a été annoncé qu’il avait perdu la vie ».
En mesurant l’impact de cette interdiction, le représentant de RSF s’est vite rendu compte que les chaînes d’informations avaient été les plus touchés par la censure. « Quelques heures après avoir éteins la télévision, j’ai eu accès à l’information sur Twitter, via mes mails. Il m’était inutile de regarder les chaînes d’information en continue. La prise d’otage était annoncé, mais les médias précisaient qu’ils étaient dans l’impossibilité d’en dire plus ».
« En Turquie, chaque affaire sensible fait désormais l’objet d’une interdiction de publier », observe Johann Bihr, responsable du bureau Europe de l’Est et Asie centrale de Reporters sans frontières. « La banalisation de cette censure pure et simple est d’autant plus inquiétante que l’exécutif en assume de plus en plus la responsabilité. Il foule aux pieds le droit de la population d’être informée sur un sujet d’intérêt général » précise-t-il sur le site de Reporters Sans Frontières.
Les émeutes de Gezi en mai 2013
L’année dernière, lors des émeutes qui ont eu lieu au parc de Gezi en mai 2013, la couverture des événements rendue difficile a été principalement assurée sur Twitter. Les correspondants étrangers ayant subi pour la première fois le même sort que des journalistes turcs. Au total près de 150 correspondants étrangers ont été atteints par des violences policières, blessés par des capsules de gaz en caoutchouc, ou des grenades lacrymogène, lors de la couverture des manifestations à Istanbul. « Les journalistes étrangers étaient présentés comme des espions qui contribuaient à une conspiration en provenance de l’étranger menaçant le régime turc » précise Erol Önderoglü, représentant d’RSF. Dans le même temps sur Twitter s’est aussi établie une couverture de l’information.
« Twitter était le seul moyen de communication susceptible de nous sauver la vie en nous fournissant une foule d’information offrant un avantage substantiel sur le terrain de la lutte politique » écrivait en janvier 2014 Deniz Yenihayat dans le journal T24 d’Istanbul. « Lors des événements du parc Gezi se sont mises en place une solidarité et une mobilisation via les réseaux sociaux. Ainsi lorsqu’un jeune s’est fait tabasser par un agent de sécurité dans le métro d’Istanbul, des milliers de personnes se sont immédiatement mobilisées via les réseaux sociaux et ont organisé des rassemblements pour lutter contre cette injustice (…) Aujourd’hui, grâce à ces banlieues virtuelles que sont les réseaux sociaux, le peuple occupe désormais une place prépondérante dans le débat d’idées » soulignait-il dans son article intitulé « Au moins sur Twitter, on se marre ! ». Une déclaration assez révélatrice d’un mouvement populaire de plus en plus jeune dont la soif de liberté les pousse à s’organiser sur les réseaux sociaux, en parallèle d’une vague de réformes liberticides qui se concrétisent sous la forme de la censure en Turquie.
La Turquie était en 2014 classée deuxième derrière les États-Unis en ce qui concerne l’usage des réseaux sociaux, selon le quotidien d’information Türkiye. Quand il s’agit de Twitter, elle arrive en tête avec 31.10 % d’internautes abonnés au réseau, juste devant le Japon (28 %).