Après Charlie : deux journalistes de Cumhuriyet risquent la prison

Cumhurriyet

Ceyda Karan et Hikmet Cetinkaya, deux journalistes du quotidien d’opposition Cumhuriyet poursuivis par la justice pour avoir illustré leur éditorial par une miniature de la Une du Charlie Hebdo du 14 janvier, risquent jusqu’à quatre ans et demi de prison, assurait mercredi 8 avril le journal qui les emploie.

Le procureur général d’Istanbul, a demandé début avril une peine de quatre ans et demi de prison à l’encontre de ces journalistes qu’il accuse d’« d’incitation à la haine » et « d’insultes aux valeurs religieuses ». Après les attentats du 7 janvier contre le siège de la revue satirique Charlie Hebdo, le quotidien d’opposition turc Cumhuriyet publiait quatre pages du numéro polémique des survivants de Charlie Hebdo, « Tout est pardonné ».

« Dans ces pages, il n’y a pas de contenus susceptibles d’offenser quelque croyance que ce soit, qu’il s’agisse de celles des musulmans, des chrétiens ou des juifs », avait déclaré le rédacteur en chef du quotidien, Utku Cakirözer à l’AFP. « Nous avons agi de manière très précautionneuse, par exemple en ne publiant pas la couverture de Charlie Hebdo à la « une » du journal », avait-t-il ajouté. En revanche, deux chroniqueurs du journal avaient à titre personnel, pris la responsabilité de publier au-dessus de leur éditorial la couverture polémique de Charlie Hebdo, une publication qui leur a couté une enquête judiciaire. Après la publication du numéro, un parquet de Diyarbakır — ville kurde du sud-est de la Turquie — s’est saisi de l’affaire.

Ceyda Karan et Hikmet Cetinkaya, journalistes au quotidien d'opposition turc Cumhuriyet
Ceyda Karan et Hikmet Cetinkaya, journalistes au quotidien d’opposition turc Cumhuriyet

Un procès pour « blasphème » et atteinte aux « valeurs religieuses »

Au lendemain de la publication, le tribunal avait ordonné l’interdiction de la diffusion de tout contenu en lien avec le numéro polémique de Charlie Hebdo, notamment sur les réseaux sociaux où la une avait rapidement circulée. Au total, 166 liens d’articles ont été censurés, les chroniques en question ont été retirées de la toile. La page Wikipédia sur le prophète Mahomet était elle aussi inaccessible.
En tout, les 1 280 plaintes déposées auprès du tribunal ont abouti à une enquête judiciaire contre les deux journalistes accusés de « blasphème » et « atteinte aux valeurs religieuses partagées par l’ensemble de la société ». L’acte d’accusation avait ensuite été transféré devant le tribunal correctionnel d’Istanbul qui s’est saisi de l’affaire.

Déjà en janvier, l’édition de ce numéro avait attisé la fureur des autorités qui n’avaient pas hésité à investir l’imprimerie du journal avant que la diffusion ne soit autorisée, une heure plus tard. Dans le quartier de Şişli devant le siège du quotidien, des groupes islamistes radicaux avaient manifesté, une centaine de CRS protégeaient le siège du journal. La circulation a été bloquée pendant plusieurs semaines.

Fin mars, deux caricaturistes du magazine satirique Penguen, Bahadir Baruter – un des fondateurs du magazine – et Özer Aydogan, avait d’abord écopé d’une peine d’onze mois de prison ferme, ensuite transformée en amende de 7 000 liras turcs (2 500 euros). Les journalistes étaient jugés coupable d’avoir signé en août 2014 la une de l’hebdomadaire, avec l’image du président de la République, Recep Tayyip Erdoğan, dans une attitude qualifiée de « dégradante ».

Cumhuriyet, principal quotidien d’opposition turc a été fondé en 1924 par un proche de Mustapha Kemal Atatürk, le fondateur de la République de Turquie, ayant introduit après son arrivée au pouvoir une série de réformes laïques dans le pays.

La presse au service de la religion

La justice turque vient d’ouvrir une enquête sur 4 journaux nationaux pour « propagande terroriste ». Leur tort : avoir publié une photographie du procureur assassiné lors d’une prise d’otages le mois dernier.

Ces derniers mois, religion et presse écrite ne font pas bon ménage. Les journaux Hürriyet, Cumhuriyet, Posta et Bugün devraient être lourdement sanctionnés pour avoir diffusé, à la suite d’une prise d’otages, l’image du procureur assassiné sur le coup, avec un fusil sur la tempe. Juste après la prise, l’image avait été reprise par le Front révolutionnaire, un groupe terroriste turc. Un des groupes de presse a même été sommé de faire des excuses publiques sur les différents sites internet mais aussi dans les lignes de leurs propres journaux. Elles avaient alors été faites sous la justification de « mauvaise utilisation d’une photographie représentant les symboles d’une organisation terroriste. »

Une nouvelle atteinte aux libertés de l’homme, de la religion mais aussi à la liberté de la presse pour les quatre journaux concernés. Même la télévision avait été interdite de retransmission ce jour-là. C’est surtout un événement d’autant plus inquiétant qu’en Turquie les simples droits de l’Homme sont déjà constamment bafoués, et que c’est pour cette raison que l’entrée du pays dans l’Union Européenne est bloquée depuis plusieurs années maintenant.

Et la situation de la presse n’est pas bien meilleure. Au classement de la liberté de la presse, la Turquie apparaît tout en bas, 154ème sur 180, derrière l’Irak notamment et à des années lumière de la Finlande en tête. Seuls des pays comme le Vietnam figurent encore derrière c’est dire l’urgence de la situation… et d’après un récent rapport de Reporters sans frontières, le classement devrait continuer à se dégrader durant les prochaines années.

Des airs de Charlie Hebdo

Un tel événement n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’attentat au début du mois de janvier dans les locaux de Charlie Hebdo à Paris, et surtout les critiques qui avaient émanées des caricatures du prophète Mahomet publiées dès le lendemain.

Une charlie

Gérard Biard, rédacteur en chef du journal s’était défendu en affirmant que Charlie souhaitait valoriser la liberté de religion. « Nous ne défendons qu’une seule chose : la liberté, la laïcité, la liberté de conscience, la démocratie. »

Preuve du problème que rencontrent les médias lorsqu’ils abordent la religion, ces caricatures avaient déclenché des manifestations et des violences dans le monde arabe ainsi que des émeutes meurtrières au Niger. Biard s’était emporté suite à cela, expliquant que les médias n’étaient pas des assassins, mais simplement des lieux où chacun peut s’exprimer librement sur des thématiques très variées : « Nous ne tuons personne. Il faut arrêter de toujours confondre les victimes et les meurtriers. »

Une chose est certaine, même si certains médias comme Charlie Hebdo continueront, malgré tous les événements extérieurs, de donner librement leur avis ; ils seront toujours traqués, soit par les gouvernements autoritaires soit par les groupes terroristes ou religieux. Et la religion n’est vraiment pas prête de cohabiter correctement avec l’univers médiatique français.

Charlie Hebdo : l’autocensure de CBC ne passe pas

Quelques heures après les attentats qui ont frappé Paris en janvier dernier, les médias du monde entier se sont retrouvés face à un choix épineux : devait-on montrer ou non les caricatures de Mahomet publiées par l’équipe de Charlie Hebdo ? CBC, le réseau anglophone de la chaîne publique canadienne, n’a pas diffusé les fameuses caricatures, contrairement à son pendant francophone, Radio Canada. Une décision qui lui est amèrement reprochée par les auditeurs.

C’est un jour triste pour le journalisme canadien lorsque la question qui détermine ce qui doit être diffusé n’est pas « comment informer ? », mais plutôt « qui pourrions nous offenser ? ».

Extrait d’un mail envoyé à CBC

Intransigeants. Jusqu’à présent, ils sont 224. 224 fidèles de CBC à dresser un bilan identique et à avoir exprimé leur désarroi. Des plaintes plus ou moins offensives. Des avis plus ou moins tranchés. « Lâche ». « Hypocrite ». « Cynique ». Dans ces courriels reçus par la rédaction, un seul mot d’ordre : CBC a failli à sa mission principale d’information.

C’est votre obligation, en tant que diffuseur national, de faire preuve de courage et de solidarité avec ceux qui sont morts en défendant leur liberté d’expression. Que vous ne voyiez pas l’ironie de votre position fait de vous de mauvais journalistes. Et des lâches. Honte à vous !

Extrait d’un mail envoyé à CBC

Les plaintes relèvent aussi l’absence de synchronisation au sein même du groupe Radio-Canada. En effet, le réseau francophone a décidé de reproduire les caricatures de Mahomet. Et contrairement au réseau anglophone, les rédactions francophones ont confirmé n’avoir reçu « aucune mise en demeure, ni menace de poursuite non plus ».

CBC se justifie

À chaud, il n’était pas difficile de deviner que la question de la diffusion des caricatures allait impliquer des questionnements au sein des rédactions. Ethique oblige. CBC avait d’ailleurs justifié dès le 8 janvier, l’issue de ces interrogations. Jennifer McGuire , la rédactrice en chef du réseau anglophone, avait joué la carte de la transparence. Dans une publication, elle expliquait son choix :

À CBC News, nous avons choisi l’option de la discrétion : montrer certaines de ces caricatures polémiques, mais ne pas montrer celles qui risquaient d’offenser les musulmans parce qu’elles représentaient le Prophète Mahomet. […]  Vous pouvez être un fervent partisan de la liberté d’expression, indigné par les actes des extrémistes et solidaire avec les journalistes français, tout en décidant que vous pouvez couvrir l’événement de manière claire et complète sans publier quoi que ce soit qui pourrait offenser les musulmans ou attiser la haine à leur encontre.

Jennifer McGuire, rédactrice en chef de CBC

Y avait-il un choix meilleur qu’un autre, une meilleure vision du journalisme et du rôle des médias lorsqu’un acte tragique et aussi fort symboliquement frappe un pays, mais dont les vagues se répercutent dans le monde entier ? Non, répond Jennifer McGuire. Elle souligne d’ailleurs qu’au sein même de CBC News, les avis étaient partagés. « Tout ça pour dire que le mot « dilemme » n’existe pas pour rien », ajoute-elle, « souvent il n’y a pas d’alternative parfaite ».

Et le dilemme est valable aussi chez les auditeurs de Radio-Canada, puisque 41 courriels de soutien ont été reçus par la rédaction anglophone. Comme si elle avait déjà imaginé le poids d’une telle décision sur les auditeurs et les réactions qu’elle risquait d’entraîner, Jennifer McGuire s’était préparée. Et la réponse tient en un mot : « journalisme ». Ou plutôt la vision qu’on a du journalisme.

Et c’est le journalisme – l’évènement – qui compte le plus. Si nous avions senti que montrer les caricatures de Charlie Hebdo était nécessaire pour rapporter correctement les événements d’hier, alors nous les aurions publiées.

Jennifer McGuire, rédactrice en chef de CBC

Et pourtant cette réponse n’a pas suffi à certains auditeurs de CBC News. Auditeurs d’autant plus troublés que pour le même média, deux choix ont été fait. En sachant que la question de la langue est particulièrement sensible au Canada, il n’est alors pas surprenant de voir, d’entendre des réactions sur une telle dualité dans un positionnement aussi fort de symbole. C’est par exemple ce que souligne l’un des courriels reçu par la rédaction de Radio Canada : « pourquoi les canadiens de langue française se voient-ils accorder un meilleur accès à l’information ? ».

Et lorsqu’un lecteur, auditeur, spectateur, reproche à un média d’information de justement, ne pas l’avoir assez informé, c’est le média même que l’on remet en question, aussi sérieux qu’il soit, la mission même du média que l’on remet en question.

Tour d’horizon

Canada anglophone ou Canada francophone, la dualité des choix qui ont été faits est assez représentative. À l’image de CBC, les médias anglophones ont été plutôt frileux sur la question de montrer les caricatures. New York Times, CNN, Sky News… Aux États-Unis, ils ont été nombreux à pencher pour cette solution. Tout comme BBC ou encore Time au Royaume Unis. Leur justification ? La même que CBC, à savoir, « prendre en compte la sensibilité des lecteurs ».

Évidemment, tous les médias anglophones n’ont pas suivi cette ligne. Le journal britannique The Economist a publié les caricatures et en a profité pour fustiger CNN : « décrire les dessins et ne pas les montrer revient à obéir aux terroristes. […] Supprimer les dessins pour lesquels ils [les journalistes de Charlie Hebdo] ont perdu la vie, c’est les tuer à nouveau. » Côté francophone, le mouvement a été plus unanime. En France et au Québec du moins, où la majorité des journaux et télévisions ont diffusé les caricatures. Dans un élan commun, douze des plus grands journaux du Québec, dont Le Devoir, La Presse et Le Droit, ont publié l’une des caricatures les plus polémiques du journal satirique, réalisée par Cabu.

La liberté d’expression nous confronte quotidiennement à un dilemme: faut-il être plus raisonnable que les fous en évitant de les « provoquer » ? Ou faut-il continuer, aller aussi loin que possible, pour débusquer l’obscurantisme? Chaque personne tranchera ce dilemme suivant sa conscience. Chaque média le règlera selon sa vocation propre.

Editorial de La Presse

Un dilemme. Tous les journaux y ont été confrontés au lendemain des attaques de Charlie Hebdo. Pas de réponse parfaite. Seulement l’expression de quelques sensibilités culturelles et d’une certaine vision du journalisme. Et il paraît évident que les lecteurs/spectateurs, se sont retrouvés face aux mêmes questionnements lorsqu’ils ont ouvert leurs journaux ou allumé leurs télévisions.

« Même pas peur », nouvelle aventure satirique belge

Le numéro zéro du journal satirique belge Même Pas Peur est sorti à l’occasion de la Foire du livre de Bruxelles le 25 février médiatique. Fruit médiatique de l’après-Charlie ou volonté de secouer l’institution journalistique belge ? Décryptage de ce nouveau titre irrévérencieux.

même pas peur(Crédit: Jean-Philippe Querton/Même pas peur)

« Le journal qui n’a peur de rien ni de personne. » Le slogan donne le ton, la ligne éditoriale montre déjà les crocs. Défini comme « un journal dissident pour des lecteurs dissidents de la pensée unique » par ses fondateurs, le nouveau journal d’opinion est né de l’initiative de deux éditeurs belges revendiquant une diffusion indépendante : les éditions du Cactus Inébranlable et les éditions du Basson, respectivement représentées par Jean-Philippe Querton et Étienne Vanden Dooren.

Après un appel lancé le 8 janvier à la suite des attentats au siège de Charlie Hebdo, les deux éditeurs, « enfants de la génération Hara-Kiri », aboutissent à la constitution d’une équipe riche de 50  journalistes, dessinateurs, peintres, écrivains et autres artistes aussi pamphlétaires que politiquement incorrects.

«Nous avons décidé d’agir en Belgique pour manifester notre solidarité
avec le journal satirique français et pour scander notre soutien à la liberté de penser, de s’exprimer, de dessiner, d’écrire… », expliquent les fondateurs du canard.

De nombreux contributeurs bénévoles ont répondu présents pour monter ce numéro zéro spécial. Parmi eux, les dessinateurs et cartoonistes Kanar, Pad’R, Sondron et Martin Leroy, le sociologue et journaliste Dominique Watrin, l’essayiste Manuel Abramowicz, l’artiste italien Massimo Bartolini, les auteurs Denis-Louys Colaux et Isabelle Baldocchino mais aussi Dominique Maes et Colette Nys-Mazur. D’autres artistes et acteurs issus de la société civile s’ajoutent à la liste tels que André Stas, André Clette, Théo Poelaert, Jean-Paul Verstraeten mais aussi Sandro Baguet, Florian Houdart ainsi que Laurent d’Ursel. Un éventail de talents mobilisés pour ce numéro dont l’initiative se veut plus symbolique que lucrative.

A l’occasion de la Foire du livre de Bruxelles, Même Pas Peur sera d’abord disponible au prix de 2,50 €, dans certains points de vente puis sur Internet en prenant contact avec les éditeurs. Le prix de vente du journal couvrira les frais d’édition du numéro zéro.  Tout bénéfice serait utilisé pour financer le lancement du numéro 1 du journal.

Réponse au Charlie Bashing

Un simple regard suffit à reconnaître une typographie désormais plus que familière. Le projet, qui revendique haut et fort son appartenance au même monde éditorial  que Charlie Hebdo, s’inscrit clairement en réponse au Charlie Bashing, qui a pris la forme d’une alliance en contradiction au mouvement « Je suis Charlie ». Sur Facebook, Jean-Philippe Querton clame à qui veut l’entendre : « Allez, faut qu’on se batte si on veut que vive un Charlie belge ! » dans un groupe nommé lui-même Le projet Charlie du Basson et de Cactus. L’avenir nous dira s’il s’agit seulement d’un passage « coup de gueule », d’une réaction solidaire aux défenseurs de la liberté d’expression, ou si le terrain est propice à l’émergence d’un canard politiquement incorrect sur la scène médiatique belge francophone.

Effectivement, si Même Pas Peur entend développer la presse satirique du pays, il ne la créé pas. Sans doute n’est-ce pas son objectif. En attendant de voir où mènera l’aventure Même Pas Peur, la Belgique francophone est déjà dotée d’un hebdomadaire aussi mordant que caricaturiste. Ubu Pan, vendu à deux euros tous les jeudis,  se décrit déjà avec humour dans son slogan haut en couleur comme « le plus grand [et le seul…] journal satirique belge ». On y retrouve les clés d’un bon canard indépendant: absence de pub garantie, financement uniquement issu du système d’abonnements, recul pris sur l’actualité, articles pointus, illustrations toniques. Et, cerise belge sur le gâteau médiatique, une bonne dose d’autodérision.

#Je suis Charlie : l’homme derrière le slogan

Je suis Charlie2Le message « Je suis Charlie » est apparu sur Twitter peu après la tragédie du 7 janvier, avant de connaître une résonance planétaire. Joachim Roncin, journaliste et directeur artistique, est à l’origine de cette formule. Entre hommage aux victimes et opportunisme commercial, portrait de l’auteur du message surement le plus controversé de 2015.

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