Quand la tendance consiste à vérifier les propos des candidats à l’élection, les chaînes américaines Fox News, CNN et MSNBC jouent les équilibristes entre prise de position et intérêts économiques.
Journalisme et objectivité vont-ils de pair ? Le débat ne date pas d’hier. À l’heure des présidentielles américaines, la question se pose toujours, alors que le fact-checking fait une percée triomphale dans les médias et notamment sur les chaînes d’information. Mais dans cette prétendue quête de vérité, la neutralité n’a pas toujours sa place.
Fox News et MSNBC, médias partisans en quête d’audience
Selon un sondage du Pew Center en juillet 2012, les informations des deux grandes chaînes câblées Fox News et MSNBC, sont, pour les Américains, jugées moins fiables que celles des médias en général. Pourtant, en plein cœur de l’élection présidentielle, c’est vers elles que se retourne l’audience. Et pour cause, les citoyens américains se fient à ces chaînes télévisées partisanes, historiquement opposées politiquement, pour analyser cette présidentielle. Lors du premier débat c’est d’ailleurs la très conservatrice Fox News qui a battu le record d’audience, dénombrant 10 millions de téléspectateurs. Loin devant la plus neutre des chaînes câblée, CNN, qui a seulement compté 4 millions de téléspectateurs. Les chaînes partisanes attirent l’audience et jouent de cette différence de tendance politique.
Bill O’Reilly, le commentateur conservateur de Fox News, défie ses invités dans des interviews polémiques.
Rupert Murdoch, à l’origine de la création de la chaîne Fox News, a déclaré vouloir fonder une chaîne de télévision où « l’information (serait) juste et équilibrée », les autres étant trop proches, selon lui, du parti démocrate. L’universitaire, James L. Baughman a consacré une étude sur la presse partisane aux États-Unis. Pour lui, le constat est clair : les États-Unis se sont depuis quelques années rapprochés de la presse partisane du XIXème siècle. Les médias assument leurs orientations politiques et séduisent les plus fervents démocrates ou les plus ardents conservateurs. Mais au vu des audiences du premier débat, Fox News et MSNBC n’ont pas uniquement séduit les citoyens déjà engagés politiquement. Les sceptiques et indépendantistes semblent accorder du crédit à ces deux chaînes.
Un phénomène nouveau comparé à la dernière élection. En 2008, les grandes chaînes de télévision américaine ont été largement boudées par la population. Dépassé et obsolète, leur traitement de l’information n’a pas su embarquer le public. Internet et ses sites spécialisés ont rencontré un franc succès chez les citoyens américains. Véritable coup de massue pour les médias traditionnels, c’est une totale refonte du traitement de l’information qui s’est opéré pour ces élections. À l’affût des dernières technologies, les grands médias ont donc pour la première fois eu recours au fact-checking.
Une neutralité très subjective
Le traitement du fact-checking n’est pas similaire sur Fox News, MSNBC ou encore CNN. Si les déclarations des deux candidats sur les grands thèmes de la campagne, comme l’Obamacare ou l’énergie verte, sont passées au crible, certaines phrases ne sont parfois pas exploitées. Fox News rectifie Romney sur l’emploi des jeunes et le Medicare (programme d’assurance maladie destiné aux personnes âgées), en qualifiant toutefois les propos du candidat conservateur de “semi-vérités” ou de “véridiques mais trompeurs”. De son côté, CNN épingle Romney pour ses chiffres erronés concernant les 23 millions de chômeurs, l’information ayant visiblement échappé à Fox News. Obama n’est pas non plus épargné : la CNN le tacle sur ses cinq millions d’emplois créés dans le secteur privé depuis les 30 derniers mois. Le candidat démocrate est également repris sur les accusations qu’il porte à Mitt Romney de considérer les milliardaires comme des petites entreprises. Fox News, quant à elle, pointe du doigt les erreurs d’Obama sur les avantages fiscaux dont bénéficierait l’industrie pétrolière. La chaîne MSNBC se contente de sélectionner quelques passages tirés des débats entre les deux candidats et de faire immédiatement répondre un expert. Les spécialistes invités prennent quasi-systématiquement la défense de Mitt Romney, tempérant longuement lorsque les erreurs de ce dernier ne peuvent être réfutées.
fact checking de Lori Robertson (MSNBC)
Le monde diplomatique qualifiait en 2010 les experts invités du fact-checking par MSNBC de “lobbyistes camouflés”. En effet, ces spécialistes prétendument neutres touchaient parfois de grosses sommes d’argent de certaines compagnies américaines en échange de leur bonne parole. Des conflits d’intérêt majeurs, jamais mentionnés à l’antenne.
Au-delà de ces différences dans la vérification des propos des candidats, les trois chaînes n’accordent pas la même visibilité au fact-checking sur leur site internet. La CNN propose un classement très lisible organisé en deux colonnes, une pour Romney et une pour Obama, permettant de naviguer efficacement entre les différents thèmes. De son côté, Fox News n’accorde pas de traitement particulier au fact-checking. Les quelques articles concernés sont noyés au milieu des autres et donnent l’impression d’une organisation peu claire. En outre, la chaîne laisse lecamp Obama et lecamp Romney établir leur “propre” fact-checking en diffusant leurs communiqués respectifs, et ce sans aucune retouche de la part des journalistes. MSNBC, quant à elle, propose un fact checking uniquement vidéo, toujours organisé selon le modèle journaliste / expert.
Même si elles concordent le plus souvent sur leurs fact checkings, les chaines MSNBC, Fox News et CNN parviennent à conserver leur cohérence politique. Des experts bidonnés aux infographies trompeuses en passant par le choix des déclarations passées à la loupe, tout est bon pour donner un petit coup de pouce à son candidat. L’exposition des opinions politiques des chaînes est malgré tout limitée par la nature même du fact-checking. Impossible de passer à côté d’une gigantesque erreur ou de privilégier aveuglément un candidat. Bien camouflées, ces préférences ne sont pourtant qu’un secret de polichinelle et les spectateurs ne s’y trompent pas.
Un outil populaire… qui peut rapporter gros
Mais pourquoi les grandes chaînes se mettent-elles au fact-checking alors que celui-ci représente une contrainte lorsqu’il s’agit de servir leurs idées ? D’abord à cause de la concurrence. Depuis 2007, les médias traditionnels sont confrontés à la naissance de sites spécialisés dans le fact-checking. Politifact.com a été le premier, suivi par fackcheck.org ou encore The Fact Checker, lancé par le Washington Post. Avec son truth-o-meter, qui évalue les propos des hommes politiques, Politifact remporte un véritable succès d’audience. Il est désormais présent dans onze Etats du pays. Sur The Fact Checker, la page des Pinnochios, qui évalue l’importance des approximations des politiques, reçoit plus d’un million de visites uniques par mois.
Si le fact-checking est autant pratiqué, c’est donc qu’il a un public. Pour Jean-Marie Charon, sociologue des médias, l’émergence du fact-checking aux Etats-Unis est logique dans le système de démocratie dont se réclament les pays anglo-saxons. Cette démocratie implique un équilibre des pouvoirs, donc l’existence de contre-pouvoirs. En rediscutant les propos des puissants, le fact-checking s’inscrit dans cette catégorie.
Quant à son succès, il est dû en grande partie à Internet. Stockée en ligne, l’information peut être vérifiée plus rapidement, et même plus massivement, puisqu’on peut mobiliser les réseaux sociaux pour remonter aux sources. De simple pratique journalistique, le fact-checking a grandi et s’est démocratisé sur le web, avant de devenir une rubrique à part entière.
Jean-Marie Charon explique l’évolution du traitement de l’information
et les conditions de la naissance du fact-checking
C’est un véritable effet de mode autour de cette pratique, qui attire des électeurs parfois en perte de confiance par rapport aux médias traditionnels. D’où la nécessité pour les chaînes américaines de suivre le mouvement pour regagner de l’audience, et donc servir leurs intérêts économiques. Par exemple, les Instituts Global Strategy et Public Opinion Strategy ont sondé 500 électeurs indécis de cinq Etats au rôle décisif dans la campagne. 64% des personnes interrogées disent pratiquer la vérification des faits en ligne. Un pourcentage important qui représente une cible lucrative pour les médias. Par ailleurs, il a été constaté que l’influence du fact-checking sur le comportement des candidats était relativement faible. Neil Newhouse, qui s’occupe des sondages dans le camp Romney, aurait clairement affirmé qu’il n’allait pas “laisser les fact-checkers dicter le contenu de notre campagne”. Ce n’est donc pas le fait de servir les citoyens et de corriger le discours politique qui amènerait les chaînes à faire du fact-checking, mais plutôt la possibilité d’en tirer profit.
Malgré leurs divergences idéologiques, les chaînes de télévision américaines se doivent de jouer le jeu du fact-checking. La concurrence, Internet et la demande grandissante du public les y obligent. Elles parviennent toutefois à décrypter les déclarations sans trop retourner leurs vestes, grâce au choix de leurs experts et à la façon dont elles vérifient l’information. Le fact-checking est un outil neutre par essence, mais les dérives dans son utilisation font chuter sa crédibilité jusqu’à le réduire, finalement, à un simple instrument de propagande.
Texte rédigé par Léa Bucci, Aurélien Lamy et Chloé Vincent