Il y a quelque temps encore le journalisme de données (ou datajournalism) était complètement inconnu dans la profession. Et pourtant, de nombreux médias dans le monde et surtout en Amérique du Nord n’hésitent plus à compléter leur équipe en journalistes spécialistes du data. C’est le cas du quotidien canadien LaPresse.ca qui faisait circuler sur internet, il y a quelques mois, une offre d’emploi en ce sens. Pour autant, le journalisme de données est difficile à définir et à situer. Afin de nous éclairer sur ce point et de nous parler de son agence, Steve Proulx, journaliste et fondateur de 37e Avenue, a accepté de répondre aux questions d’Horizons Médiatiques.
Horizons Médiatiques / Comment l’agence de presse 37e Avenue spécialisée dans le journalisme de données est-elle née ?
Steve Proulx : Je venais d’écrire un très gros projet. C’était une série de huit romans pour les jeunes. Puis je suis retourné à la pige. Et la première réflexion qui m’est venue était: qu’est ce que je peux apporter en plus au marché de la pige ? Qu’est que je pourrais faire pour moi qui pourrais avoir un avantage concurrentiel par rapport aux autres .Il est vrai que j’avais une notoriété qui est assez établie depuis que je fais cela. Par la suite, j’ai été fouillé dans mes intérêts et compétences. J’ai pu faire auparavant des études en design graphique et c’est un peu par hasard que je me suis retrouvé dans le journalisme. J’avais également un grand intérêt pour l’informatique. Ma mère était programmeur dans les années 80. Quand mes parents m’ont donné mon premier ordinateur, j’étais très jeune. J’ai fait ma première base de données à l’âge de 10-12 ans. Cette base de données avait pour but à l’époque de ranger ma collection de timbres. J’ai commencé ainsi et j’ai toujours trouvé cela intéressant. Je me suis dit que je pourrais fusionner ces intérêts-là et en réfléchissant c’est un peu comme ça que je suis tombé sur le journalisme de données. Je connaissais déjà ce type de journalisme, mais pas tant que ça. Et c’est ainsi que je me suis dit voilà quelque chose de nouveau. Il n’y avait pas au Québec qui existait vraiment là-dessus ; il y avait des essais, mais tout cela était assez vague. En plus, il manquait aussi beaucoup de compétences dans les salles de rédaction. Il est très rare d’y trouver un programmeur. Certes, ils sont présents dans les médias, mais ils consacrent leur travail qu’au service informatique pour régler les problèmes liés à internet. Voilà dans quel contexte 37e Avenue a prit naissance.
H.M./ Quelle est votre définition du journalisme de données ?
Steve Proulx : Pour ma part, au Québec je ne peux pas me permettre d’être très pointu dans ma définition parce que c’est un petit marché puis je dois desservir à peu près tout le monde. Pour moi tout simplement, je raconte des histoires avec des données. C’est qu’au lieu d’interviewer des gens, au lieu d’aller chercher des intervenants, moi je me base sur des données disponibles ou trouvables. Pour raconter des histoires, elles peuvent être sous forme de textes, sous forme de graphiques ou sous forme interactives. Le rendu final c’est plusieurs choses. Mais à l’origine de tout cela c’est tout simplement, raconter le monde dans lequel l’on vit, l’actualité, les nouvelles avec les données. Notre agence est là pour répondre à quelque chose et à suivre l’actualité à travers les données qui sont publiées. Mais c’est très rare que l’on puisse réussir à faire un graphique, une visualisation et à la vendre quand elle sort de nulle part. Nous n’avons pas de valeur ajoutée par rapport à toutes les statistiques déjà faites.
H.M./ Vous travaillez avec des journalistes, des designers et des programmeurs. Est-ce pour vous le trio gagnant pour ce nouveau type de journalisme ?
Steve Proulx : C’est vrai que c’est le trio minimal. C’est-à-dire que ça prend au moins ça. Ce journalisme de données prend quelqu’un qui a un aspect visuel de la chose, un autre qui va être capable d’aller cher les données, de les compiler, de les traiter, de travailler avec; et un journaliste qui va avoir une vision plus d’intérêt public. Lui va se demander si c’est pertinent. Il va s’occuper de la rédaction. Donc c’est çà le trio minimal. Maintenant, il y a des équipes plus complètes ailleurs dans le monde où ils vont rajouter des statistiques, des sociologues. Mais l’idée d’avoir une multidisciplinarité à « 37e Avenue » c’est un peu cela le journalisme de données. On se rencontre que c’est à peu près impossible qu’une personne toute seule puisse faire ça. Cela demande trop de compétences différentes.
H.M./ Comment organisez-vous votre travail et sur quels types de données travaillez-vous ?
Steve Proulx : Parfois nous travaillons en push et pull. C’est-à-dire que des fois c’est le client qui nous demande des choses et inversement. Le client étant les entreprises de presse au Québec. Nous travaillons principalement sur des données publiques. Ce ne sont pas souvent des statistiques de Canada. Je vous donne un exemple. Nous avons fait un magazine intitulé « Nouveau projet » sur le cinéma québécois. Nous voulions savoir dans quel lieu se trouvent les films québécois. Ici, la base de données que nous avions au départ était une base de données privée de tous des films québécois qui avait été développée par une autre agence de presse. Puis nous l’avons complété avec du travail de recherche. Pour chacun des films, on est allé chercher chacun du lieu principal du film en question.
H.M./ Combien de temps vous consacrez aux recherches pour un dossier ou un article ?
Steve Proulx : Ça dépend vraiment. Par exemple nous venons de faire la UNE du Voir.ca avec un reportage fait à partir de données. Cela nous a pris environ une semaine. C’est quand même du travail. Puis nous avons aussi fait un petit graphique pour l’actualité. Dans ce cas cela peut prendre 3-4-5 heures. Ca dépend, nous nous partons d’une idée. Une de nos recherches se basait un graphique de l’ONU par exemple.
CRÉDITS PHOTOS 37E AVENUE
H.M./ Les agences de presse spécialisées dans le data journalisme, comme 37eAvenue, sont-elles une nécessité pour les médias aujourd’hui ?
Steve Proulx : Personnellement oui. En revanche, dans les médias aujourd’hui, ils ne considèrent pas que ce soit une nécessité. Cela serait illusoire de penser ça. Mais je pense que c’est une évolution naturelle du journalisme. C’est-à-dire qu’aujourd’hui nous sommes dans un monde où tout le monde peut produire du contenu et diffuser ses vidéos. Monsieur et Madame Tout le monde a son blog qui sont pour la plupart vraiment très bons. Alors avec cela il y a quelque chose en plus. Les médias doivent justifiés leur existence. Je vais vous donner l’exemple de Nate Silver qui était un bloggeur, un statisticien. Il a commencé à analyser la campagne électorale américaine qui prévoit le vote et il y a eu 100% de succès grâce aux données. A côté de ça, les gens qui donnaient leur opinion dans les médias (à CNN par exemple), si on comparait leur taux de succès versus lui (ndlr Nate Silver) qui s’est fondé sur les données ; ce dernier avait plus d’impact et de notoriété dans l’analyse politique car il fait du journalisme de données. L’état qui parle dans les médias ce ne sont pas des compétences vraiment rares même si je ne les remets pas en cause. Les médias ont besoin d’avoir un statisticien qui analyse tout cela. Cette situation justifie un peu plus pourquoi je vais payer un média pour ça au lieu de payer pour l’opinion de tout le monde. Car nous sommes dans un monde ou tout le monde à son opinion. Les médias doivent un peu se démarquer de Monsieur et Madame Tout le monde. Le journalisme de données n’est pas la seule voie, mais je pense que c’est l’une des voies. Car non, l’individu lambda ne va pas forcément aller chercher et faire des statistiques. C’est trop long. Les médias cherchent un modèle d’affaire et ils cherchent surtout à savoir comment faire en sorte que les gens aient le goût à payer pour notre média.
H.M./ Avec la crise dans les médias, comment le journalisme de données peut-il être rentable?
Steve Proulx : Bien cette crise force les médias à changer s’ils veulent survivre. Autrefois les médias relayaient l’information. Ils relayaient l’information des politiciens, ce qu’ils disent. Ils en font des articles. Mais aujourd’hui, avec Twitter les politiciens parlent directement avec le public. Le filtre médiatique est moins utile qu’avant. Les gens qui prennent la parole dans la société n’ont plus besoin de passer par les journalistes pour être entendu. Il y a beaucoup d’autres canaux. Le fait que la principale valeur ajoutée des journalistes est d’être capable de voir les gens et de diffuser l’info devient moins importante. Alors si les médias veulent continuer à survivre ils doivent trouver autre chose. De plus, il y a de l’investissement en ce moment dans les médias, ils cherchent à savoir à quoi ils peuvent servir. Un exemple. J’ai vu le washington post qui a investit dans un fact checker, un robot. Voilà quelque chose que tout le monde ne peut pas faire ! Là peut-être le média se place comme étant une source crédible alors que le robot ce qu’il fait essentiellement c’est vérifier la véracité de ce que le politicien dit. Ça aussi c’est du journalisme de données. Voilà quelque chose qui pourrait ressembler à l’avenir des médias.
H.M./ Quel(s) conseil(s) donneriez-vous aux jeunes journalistes qui voudraient se lancer dans le journalisme de données ?
Steve Proulx : C’est un journalisme assez « geek » qui adopte des gens qui aiment jouer avec les outils qui existent pour compiler les données. C’est un peu faire du journalisme sur Excel, c’est des mathématiques. Et souvent les journalistes ont background de sciences moles. Mais le journalisme de données est un journalisme qui est un peu plus dans les mathématiques, dans la statistique, dans les chiffres. C’est donc un peu rébarbatif pour beaucoup de journalistes. Malheureusement, c’est ce que le journalisme de données comprend. On peut avoir de très bonnes idées, un super style, mais il faut avoir un intérêt pour les chiffres, pour les outils informatiques. C’est un peu comme les photographes. Oui, ce sont des gens qui prennent des photos, qui font des photo-reportages, qui ont l’œil pour l’actualité, pour l’image ; mais c’est aussi de techniciens de l’image. Il faut qu’ils connaissent la machine, l’appareil pour bien travailler. Et c’est la même chose pour les journalistes de presse écrite. En revanche pour moi, il y une partie technique dans le journalisme. A l’écrit, c’est extrêmement important. C’est une technique : comment écrire un article, comment ne pas faire de fautes. Souvent nous avons une vision un peu « tintinesque » du journalisme. Mais si j’ai un conseil à donner c’est que les jeunes journalistes doivent peaufiner leur technique tout simplement.
Propos recueillis par Claudia Mimifir