Les nouvelles conquêtes d’Al-Jazeera

 

Capitalisant sur le prestige tiré de sa couverture des révolutions arabes, la télévision qatarie Al-Jazeera a annoncé la réouverture de son bureau à Rabat, au Maroc, et le lancement d’une chaîne spécifique aux États-Unis.

L’offensive de la chaîne de télévision Al-Jazeera reprend de plus belle. Annoncés coup sur coup fin 2012 et début 2013, la réouverture des bureaux de la section maghrébine, situés à Rabat, au Maroc, et le rachat de Current TV aux États-Unis pour la transformer en Al-Jazeera America, viennent renforcer la stratégie de développement de la chaîne satellitaire lancée en 1996 par le cheikh Hamad ben Khalifa Al Thani, émir du Qatar.

Sa couverture remarquée de la guerre en Iraq et plus récement des « printemps arabes », ont propulsé la chaîne dans le paysage médiatique, aussi bien en Orient qu’en Occident. Son redéploiement au Maghreb et aux États-Unis vient répondre aux attentes d’un public désireux de s’affranchir de médias d’État peu ouverts et vieillissants ou de la seule version occidentale de l’actualité. Les bureaux de Rabat, où sont préparés les journaux pour le Maghreb, avaient été fermés en octobre 2010 en guise de sanction suite au traitement du conflit au Sahara occidental par la chaîne. Le royaume chérifien a finalement décidé de lever l’interdiction en annonçant le retour de la chaîne par un communiqué, le 19 novembre 2012.

Décalage avec la culture locale

En Amérique du Nord, l’installation d’une chaîne dédiée aux États-Unis s’inscrit dans le prolongement du chemin suivi depuis 2006 avec le lancement d’Al-Jazeera English, la déclinaison en langue anglaise de la chaîne. La nouveauté est que cette fois, le contenu sera adapté aux États-Unis, et la nouvelle télévision y disposera de bureaux et de personnel. Une évolution logique puisque 40 % des audiences d’Al-Jazeera English viendraient des USA, mais pas forcément facile tant la chaîne y reste mal perçue.

L’opération n’est politiquement pas simple non plus au Maghreb, où lui sont reprochés pêle-mêle sa proximité avec l’émirat du Qatar et son décalage avec la culture locale. Partie intégrante du monde arabe, le Maghreb n’en reste en effet pas moins marqué par une importante composante berbère et par sa situation géographique. L’arabe qui y est pratiqué est d’ailleurs sensiblement différent de celui, classique, de la chaîne, accusée d’orientaliser les sociétés et de fabriquer une unité arabe artificielle. Il est aussi souvent reproché à la chaîne d’être complaisante avec les intégristes musulmans. De l’autre côté de la barrière, certains accusent la chaîne de Doha d’être pro-occidentale et pro-israélienne…

L’implantation d’Al-Jazeera dans ces deux zones est pourtant un véritable bouleversement de leur paysage médiatique. Au Maghreb, l’importance de la télévision par satellite la rend accessible au plus grand nombre, donnant à entendre une nouvelle voie et une nouvelle interprétation de l’actualité à un public pas toujours parfaitement connecté à internet (un peu plus âgé et sans doute moins aisé que la jeunesse hyperconnectée des villes). Sans compter que la chaîne qatarie est de toute façon pionnière en matière de numérisation des contenus, et qu’elle dispose de sites web particulièrement performants.

Outil d’influence pour le Qatar

Ces nouvelles implantations ou réimplantations ne doivent pas faire oublier les intérêts stratégiques qui se cachent derrière le prétexte journalistique. Marwan Kraidy, professeur à l’université de Pennsylvanie, décrit dans le journal Le Monde la décision d’Al-Jazeera d’acheter la chaîne Current TV comme « un calcul aussi bien économique que politique : un petit pays comme le Qatar a peu d’outils pour exercer une influence globale, les médias sont l’un d’entre eux ».

La guerre que se livrent les médias internationaux sur la planète recouvre donc aussi une guerre d’influence politique de la part des États qui les soutiennent. Ainsi va-t-il de CNC World pour la Chine, d’Al-Arabiya, de Russia Today… et d’Al-Jazeera.

Photo de couverture par CMDavid. Placée dans le domaine public par son auteur.

Article rédigé par Vladimir Slonska