La presse en ligne arabe se cherche un modèle économique

 

Alors que les titres papier voient à leur tour leurs ventes diminuer et la publicité se réduire, les médias arabes commencent à évaluer avec plus d’intérêt les opportunités de développement sur internet. La presse traditionnelle et les quelques pure players professionnels doivent désormais choisir leur modèle économique, entre gratuit et payant.

Il est de notoriété commune que les sites web et les comptes sur les réseaux sociaux consacrés à l’information se sont multipliés à la suite des printemps arabes. Les classes moyennes et aisées, fortement connectées, correctement équipées, ont investi l’espace numérique, en particulier à travers des sites à la croisée entre le journalisme citoyen et le militantisme (à titre d’exemple, Nawaat, en Tunisie, ou Lakome, au Maroc). Un véritable fossé s’est pourtant constitué entre l’importance prise par les réseaux sociaux et les blogs d’un côté, et la presse en ligne professionnelle de l’autre.

La presse professionnelle est restée très en retrait de ce phénomène : la plupart des sites d’information des grands médias traditionnels, aussi bien au Maroc qu’au Liban ou encore en Tunisie ou en Algérie, ont choisi de proposer à leurs lecteurs de simples sites-façade, sans réels contenus adaptés ou offres particulières, avec quelques publicités. Pessimisme vis-à-vis d’un monde numérique qui a vu la chute d’un certain nombre de titres en Amérique du Nord et en Europe ? Méfiance d’une presse peu habituée à une telle liberté de ton ? Même les pure-players qui emploient des journalistes sont, à de rares exceptions près, le fait de très petites équipes, à la tête de sites à l’existence précaire et récente.

« Un modèle économique durable »

Au Maroc, le ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement, Mustapha El Khalfi, reconnaissait pourtant dans un entretien au journal Les Echos du 3 janvier 2013 (devenu depuis Les inspirations éco) que le « développement de la presse électronique est capable de constituer un modèle économique durable ».

Malgré cela, aucun modèle économique ne s’est pour le moment vraiment développé. Mustapha El Khalfi n’a sans doute pas tort lorsqu’il dit qu’« au Maroc, le potentiel existe bel et bien », façon de dire que tout reste à faire.

Pourtant, le ministre dit « difficilement imaginer, sauf en ce qui concerne certains services très particuliers tels que les bulletins de veille », que le payant puisse fonctionner auprès des internautes marocains. Selon lui, « le modèle de l’entreprise de presse [au Maroc] est très lié à celui de la publicité ». Le lectorat le plus réceptif à la numérisation des supports est cependant aussi celui qui a joué le plus grand rôle dans les turbulences du printemps arabe ; particulièrement sensible aux questions d’indépendance, il n’est pas certain qu’il se retrouve vraiment dans l’idée du ministre d’« encourager les synergies entre la presse électronique et les agences de communication »…

Le gratuit et la pub, seul horizon de la presse numérique dans le monde arabe ? Certains facteurs semblent donner raison aux pessimistes vis-à-vis d’une offre payante d’information, voire d’une offre numérique tout court. Le monde arabe, est, comme d’autres régions du monde, traversé par une profonde fracture numérique. Au monde relativement équipé des villes s’oppose un accès très limité à l’informatique et à internet dans les campagnes. Les réseaux, souvent imparfaits et parfois lents, n’en sont pas moins bien implantés dans les centres urbains, avec la présence du haut débit et de la 3G.
L’analphabétisme ? On se souvient du rôle majeur qu’avait joué la loi Guizot sur l’école dans l’émergence de la presse de masse en France après 1833. D’après les chiffres de l’Unicef sur la période 2005-2010, seuls 56 % des adultes savent lire au Maroc, mais ils sont 95 % en Palestine, 85 % en Iran et 90 % au Liban. Cette donnée ne peut donc être un véritable facteur en la défaveur de la presse en ligne, d’autant qu’elle n’a nullement empêché la presse papier de vivre et d’exister.

Mêmes débats, mêmes arguments et mêmes doutes

D’autres éléments pencheraient plutôt en faveur de l’idée de la place d’une presse professionnelle, gratuite ou payante, mais stable, dans le monde arabe. L’usage d’internet y est bien ancré, notamment parmi les jeunes, et même ceux qui ne disposent pas de matériel informatique ou d’accès au réseau fixes se rendent sur internet via leur mobile ou dans des cybercafés.
 Le public des actifs de la classe moyenne, plus aisé financièrement et donc à même de payer pour de l’information ou d’intéresser les annonceurs, reste à conquérir. Les statistiques fournies par le réseau social Facebook montrent une différence notable entre les médias européens ou américains et ceux présents dans le monde arabe : les abonnés de ces derniers sont plus jeunes, âgés principalement entre 18 et 24 ans, contre de 25 à 34 ans pour les autres (Ici pour Le Matin (Maroc), TelQuel (Maroc), comparé à celle du Monde (France), du Nouvel Observateur (France) ou du Guardian (Royaume-Uni)).

 

Est-ce le lectorat qui ne serait donc pas prêt à payer ou seulement que le monde arabe est au début de sa transition numérique de la presse ? Il est bon de rappeler que les mêmes débats, les mêmes arguments et les mêmes doutes avaient traversés les médias occidentaux avant que petit à petit, un équilibre, certes fragile, ne voie le jour. Certains de ces sites sont aujourd’hui rentables ou prévoient de l’être à moyen terme, bien qu’ils ne parviennent pas à compenser les pertes du papier.

Prise de conscience

Il est clair pourtant que le débat ne fait pas rage dans le monde arabe. Alors que la plupart des titres papier considèrent encore que la demande n’est pas assez mûre pour lancer de véritables offres numériques, les avancées se font à petits pas, loin des questions sur la forme même des modèles possibles pour la presse en ligne, posées notamment par la revue XXI (ici et ici), le Monde diplomatique (ici), ou le Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (Spiil, ici) en France.  Pas de modèle, ou alors sur la base de l’offre gratuite financée par les annonceurs, telle est la position dominante à l’heure actuelle.

L’activité législative récente dans plusieurs pays autour de la question de la réglementation de la presse en ligne et de l’aide à la modernisation des journaux témoigne néanmoins d’une certaine prise de conscience que les médias arabes sont à la croisée des chemins. Le Maroc étudie actuellement des dispositions visant à établir un code de la presse numérique et la Tunisie vient d’annoncer un relâchement du contrôle d’internet. Au Maroc, la fermeture brutale de l’hebdomadaire Actuel a jeté un froid dans le monde du journalisme : la crise de la presse papier est désormais bien installée.

Article rédigé par Vladimir Slonska